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Photo du rédacteurNathan Michaud

INTERVIEW DE LA PROFESSEURE JULIA GRIGNON : CONFLITS ARMÉS, DIH, MÉDIAS ET INTERDISCIPLINARITÉ




Julia Grignon est professeure agrégée à la Faculté de droit de l’Université Laval à Québec, codirectrice de la Clinique de droit international pénal et humanitaire de cette université, future directrice du conseil scientifique de l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM, France) et créatrice du projet "Osons le DIH !".

Invitée à la Faculté de droit d'Aix-en-Provence dans la semaine du 10 octobre 2022, RÉESAH a pu s'entretenir avec elle à propos de la place de l'enseignement du droit international humanitaire à l'université, mais également le développement des programmes de cliniques juridiques, la médiatisation des conflits armés et l'approche interdisciplinaire de l'étude des conflits.

 


Bonjour Madame, je vous propose de vous questionner sur certains points relatifs aux fonctions que vous occupez actuellement. Ma première question est : vis à vis d'autres branches du droit international, quel est votre point de vue sur l'intérêt que portent les étudiants à la matière du droit international humanitaire ?


Je crois qu'il est essentiel de s'intéresser au droit international humanitaire (DIH) parce qu'il est essentiel de s'intéresser au droit applicable dans les conflits armés ; il y a toujours eu des guerres et il y en aura toujours. C'est une situation de chaos exceptionnel dans laquelle les personnes ont besoin plus que tout autre de la protection du droit. Il est essentiel de faire connaître ce droit, de le manier et de l'interpréter pour en faire un outil permettant de mieux protéger les personnes affectées par les conflits armés. Il s'agit par ailleurs de la seule branche du droit qui le fait. Même si le droit international des droits humains continue de s'appliquer pendant les conflits armés, celui-ci a été conçu pour s'appliquer en temps de paix. Les droits humains sont parfois très utiles dans les situations de conflits armés puisqu'ils continuent de s'appliquer.


Cependant le droit humanitaire est un droit spécifique qui a été créé pour les conflits armés et prenant en compte leurs spécificités. Il prévoit des régimes d'exception qu'il convient d'appliquer parce que les parties prenantes (États, groupes armés) sont confrontés à des contraintes. Ces protagonistes doivent ainsi avoir des régimes juridiques qui prennent en considération la réalité de la guerre, au-delà de ce que les droits humains protègent.



Vous êtes directrice de la Clinique de droit international pénal et humanitaire (CDIPH) de l'Université Laval. Pensez-vous que la clinique juridique devrait se développer dans le monde universitaire francophone ?


Je crois qu'elle se développe plutôt bien. Il existe déjà le réseau francophone des cliniques juridiques dans lequel un certain nombre d'entre elles est recensé. L'enseignement se développe beaucoup. Je crois également que c'est une très bonne idée à différents titres. Cela permet aux étudiants de se confronter à la pratique car je ne pense pas qu'on puisse manier les concepts juridiques du droit relatif à la protection des personnes sans être du tout confronté aux réalités de ces personnes. Nos sociétés industrialisées respectent plutôt bien ces droits, mais on prend la mesure de l'intérêt du DIDH, du DIH et du droit international des réfugiés lorsqu'ils ne sont pas protégés. On comprend l'utilité de ce droit et on en est convaincu quand on l'applique pour des personnes pour lesquelles cela fait une réelle différence.


Il est aussi essentiel de développer [les programmes cliniques] parce qu'ils permettent de professionnaliser les étudiants. Ils sont ensuite très rapidement « employables » par des organismes humanitaires, avocats ou autres personnes qui travaillent dans ce milieu. Cela crée des compétences professionnelles qui ne sont pas présentes à l'université, pourtant je crois qu'il est très important de développer ces compétences dans ces domaines.Cela devient également un bon moyen pour la société de se mettre à disposition des étudiants devenus experts dans certains domaines qui peuvent parfois être bien spécifiques ; ces étudiants œuvrent aussi à la défense des droits de personnes qui n'en ont pas les moyens. Je pense donc que les programmes cliniques devraient être développés.



J'y pense : pourquoi observe-t-on un développement des cliniques dans le monde universitaire francophone à ce moment précis ?


Il existe un phénomène d'attraction pour les universités : cette méthode d'enseignement plaît aux étudiants ; les universités y voient donc un aspect pratico-financier. Par ailleurs, les professionnels (ONG, organismes humanitaires et organes des Nations unies) comprennent l'intérêt qu'ils ont à travailler avec des cliniques juridiques : l'intérêt de ces partenaires est qu'ils ont non seulement des étudiants à disposition pour un travail de recherche qu'eux ne peuvent pas faire – ils pourraient à ce compte prendre un stagiaire puisqu'ils en ont les moyens – mais ces professionnels vont transmettre leur travail uniquement après que ceux-ci aient été relus par des professeurs ou des étudiants superviseurs. Le travail fourni aux professionnels, de par sa qualité, est a posteriori ré-exploitable.


J'ai un exemple à ce sujet d'une équipe étudiante ayant travaillé avec un avocat de la défense devant la CPI. L'avocat demanda en urgence quelques pages de recherche sur un sujet spécifique et l'équipe avait deux ou trois jours pour produire le rapport. Le travail rendu avait été tellement bon que l'avocat a fait un copier-coller de ses conclusions devant la CPI.



Osons le DIH ! est un « partenariat pour la promotion et le renforcement du droit international humanitaire ». Pourquoi avez-vous eu l'initiative d'un tel projet ?


Je travaillais déjà pas mal avec des entités du comité international de la Croix rouge (CICR) dans le contexte de la clinique. Le CICR est le gardien du droit humanitaire, il en assure la promotion et le renforcement par le biais de son mandat. Je suis convaincue qu'il faut ajouter des compétences académiques aux compétences résultant de son mandat. Il faut que [le monde universitaire] œuvre également à la diffusion, à la promotion et au renforcement du droit international humanitaire à l'échelle académique ; cette voix doit se faire entendre. Même si cette voix peut être dissonante de celle du CICR, je reste convaincue que le débat et la contradiction induits par la recherche académique sont une manière de faire progresser le droit. C'est pour cela que j'ai eu l'idée de ce projet.


Certains conflits armés contemporains font l'objet de nombreuses analyses, critiques et observations dans les médias traditionnels mais aussi sur internet. Quel est votre avis sur l'impact de la médiatisation des conflits armés dans l'application du droit international humanitaire ?


Je peux vous relater mon expérience professionnelle : depuis le 24 février 2022, j'ai fait plus de 70 interventions médiatiques ou périphériques à des médias (donner des conférences, écrire des notes de blogs scientifiques) en lien avec la situation en Ukraine. Il y a un appétit des médias pour comprendre les tenants et aboutissants de la situation de conflit armé, mais également comprendre le droit applicable dans ces situations.


Je crois que cette médiatisation est tout à fait essentielle et que le public général doit avoir connaissance de tous les conflits dans le monde qui affectent des populations. On doit tous en prendre notre part de responsabilité. Nous devons donc faire ce qu'on peut pour participer à l'allégement des souffrances de ces personnes. Il faut se rappeler que nous ne sommes jamais à l'abri d'un conflit armé. L'Ukraine nous le rappelle aujourd'hui, nous sommes plusieurs à avoir été saisis et stressés lorsque nous avons vu la situation se jouer en février-mars ; cela peut avoir des implications sur nous-même. Évidemment, cela nous touche et nous en prenons conscience, mais la situation au Yémen, Colombie, Asie du Sud-est, ou des zones encore en conflits sur le territoire de certains États africains pourrait être notre situation plus tard. Il faut l'anticiper, le prévoir et être partie prenante de ce qui se produit ailleurs dans le monde.

Vous êtes ex-membre du conseil scientifique de l'IRSEM puisque vous occupez depuis 2021 la fonction de chercheuse en droit des conflits armés. Vous serez, à partir du 1er novembre, directrice scientifique de l'IRSEM. Comment considérez-vous l'approche interdisciplinaire de l'institut sur l'étude des conflits armés contemporains ?


L'approche interdisciplinaire de l'institut est extrêmement instructive ; je crois même qu'aujourd'hui on ne peut s'en passer. Travailler en interdisciplinarité, c'est dialoguer entre plusieurs disciplines selon des méthodes différentes et appréhender un objet qui ne peut être observé uniquement par le prisme d'une matière. Il faut savoir apporter une réponse globale, non pas dans un domaine, mais une réponse « en interdisciplinarité », c'est à dire dans le domaine interdisciplinaire à part entière.


Faire du droit international humanitaire supposait de s'intéresser à d'autres disciplines : je me suis personnellement intéressée à l'économie et aux enjeux économiques des conflits armés. Je m'intéresse également aux relations internationales, mais cela nourrissait ma réflexion en tant que citoyenne, pas en tant que juriste qui doit trouver des réponses en droit international humanitaire. Ce que m'a apportée mon intégration à l'IRSEM est le fait de comprendre que ces enjeux sont très approfondis dans chacune des matières. Les éclairages qu'elles apportent sont nécessaires pour faire évoluer le droit. On ne peut en faire l'économie ; dans le soucis de faire connaître le droit international humanitaire, travailler en interdisciplinarité amène du droit international humanitaire dans ces disciplines ; je crois que c'est important de le faire, le droit international humanitaire n'est pas connu de toutes les disciplines.



Interview de la professeure Julia Grignon, enseignante à l'université Laval, Québec.

Par Nathan Michaud.

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