Yevheniia Nesterovitch. Prague, 2022. Photo de Viktoriia Soloviuk
Yevheniia Nesterovitch (Євгенія Нестерович) est responsable de projets culturels, critique et écrivaine. Elle a été directrice culturelle de l'ONG Art Council Dialogue (2015-2021) et coordinatrice de programme au Centre tchèque de Kiev (2020-2022). Depuis juin 2022, elle dirige l'ONG Post Bellum Ukraine. Cette organisation mémorielle a pour objectif principal « d'aider le public et la jeunesse ukrainiens à comprendre les questions et les sujets historiques ». Post Bellum Ukraine est créée en 2020 comme une organisation jumelle de Post Bellum, une ONG tchèque basée à Prague qui recueille, documente et publie les témoignages de personnes ayant participé à des évènements historiques majeurs du XXe siècle.
Dans le cadre d'un séjour en Ukraine, RÉESAH a pu s'entretenir avec elle à propos des difficultés rencontrées pour recueillir un témoignage ou choisir des témoins en temps de guerre. Ces éléments amènent à s'interroger sur la notion d'identité ukrainienne à travers les dernières décennies.
Bonjour Madame, merci de nous avoir accordé cet entretien. Ma première question serait : quel est votre travail et quel rôle occupez vous chez Post Bellum Ukraine ?
Nous recueillons des témoignages oraux et des archives de personnes diverses ayant vécu des évènements historiques majeurs grâce à une méthodologie spécifique, puis nous les fournissons au public. Ces témoignages nous permettent par la suite de réaliser d'autres produits médiatiques [livres, CDs audios, bande-dessinées] que nous publions. Mon travail consiste – en général – à organiser l'ensemble du travail de l'équipe, les projets administratifs, les finances, les ressources humaines et de faire en sorte que tout se passe bien.
Comment recueillez-vous des témoignages en temps de guerre ? Quels sont les principaux éléments avec lesquels vous devez composer ?
Les principaux problèmes en situation de guerre sont d'ordre logistique et liés à la planification des interviews, car nos témoins ne savent jamais ce qui se passera demain. Nous ne pouvons donc pas planifier les interviews et les expositions. Par exemple, nous avons organisé une visite à Kiev avec un calendrier très serré. Nous devons louer des espaces et des caméramans spécialement invités, mais nous devons surtout organiser toute l'équipe en fonction de l'emploi du temps des témoins.
Le deuxième défi est celui des pannes d'électricité. Le studio a besoin d'électricité pour alimenter tout le matériel nécessaire aux interviews ; nous utilisons donc des générateurs solaires pour minimiser ces risques.
Le troisième point concerne les témoignages de personnes dont les proches sont sous occupation ou sur la ligne de front, parce qu'elles ne peuvent pas en parler librement. En effet, nos témoignages sont rendus publics, et s’ils sont très importants et parfois même inestimables, ils doivent aussi comporter des informations précises. Néanmoins, les personnes interviewées doivent parfois garder certains éléments confidentiels, notamment lorsqu’elles racontent la vie de leurs proches militaires sur la ligne de front, ce qui pourrait compromettre les services de l’armée. Si le proche est un vétéran qui revient du front, il y a moins de risques pour sa sécurité.
Dans l’ensemble, nous faisons face à d’autres défis plus généraux : concernant mon équipe, la dimension émotionnelle et psychologique de la guerre a une incidence sur l'ensemble de notre travail. Si certains de vos collègues ont perdu des parents ou des amis, vous ne pouvez plus travailler comme avant. Tout cela est important, et parfois, il est indispensable de faire des pauses et de prendre des vacances pour se reposer. Vous devez planifier certaines échéances dans votre esprit car vous savez toujours que quelque chose peut arriver. Aujourd'hui, nous faisons face à un ensemble de cygnes noirs[1], ce qui signifie que vous devez vraiment être flexible dans tous vos processus de planification et dans l'organisation de votre travail.
Au vu des difficultés mentionnées, comment choisissez-vous les témoignages que vous recueillez ?
Lorsque nous avons commencé à travailler en juin 2022 avec nos collègues tchèques, nous avons discuté de sujets généralistes pour notre première année de travail. Nous avons proposé le sujet de la résistance ukrainienne ; maintenant, je me rends compte que c'était vraiment une idée plus qu’évidente. Lorsque nous discutions avec des collègues étrangers, on nous posait toujours les mêmes questions : « Qui sont les Ukrainiens ? » et « Pourquoi les Russes ont-ils envahi l'Ukraine ? », mais c'est une question à laquelle il n'y a aucune réponse simple.
Pourtant, ces effets sont bien visibles. Désormais, après avoir recueilli plus d’une centaine d’interviews de personnes en provenance de différentes régions de notre pays, nous pouvons montrer ces processus et cette identité ukrainienne d'une manière beaucoup plus intéressante et sous différentes perspectives, en « 3D ». Nous pouvons parler de cette identité nationale par le prisme des Tatars de Crimée, des personnes d'origine russe, d'origine ukrainienne, des Grecs, d'autres nationalités mais également à travers les différentes professions que ces personnes occupent.
Pour nous, parler des histoires de la résistance ukrainienne, c'est parler d'une grande variété de façons d'être actif : l'éco-activisme, le féminisme, les projets culturels, la dissidence pendant l'époque soviétique etc. Les personnes interrogées sont des personnes issues de différentes sphères qui luttent pour l'indépendance de l'Ukraine à leur manière. Par exemple, des personnes éco-activistes ont commencé à manifester après la catastrophe de Tchernobyl [de 1986] ; c'était leur façon de lutter pour les droits fondamentaux des Ukrainiens.
De notre point de vue, les défenseurs des droits de l'Homme nous rapprochent de l'indépendance de l'Ukraine. C'est pourquoi nous avons choisi ce type d'« ascension par l'activisme civil » dans ces histoires. Lorsque nous visualisons notre pays dans sa dimension internationale, seul 1 % de l'État est visible, à travers les instances dirigeantes. Les élus sont forts, mais seulement parce qu'il y a 30 millions de personnes fortes derrière elles. Mon idée était de montrer toutes ces personnes « d’arrière-garde », des gens ordinaires qui participent à la construction de l'État et qui ont une véritable passion pour le sujet qu'ils défendent toute leur vie : j'ai rencontré des personnes qui sont des éco-activistes depuis 30 ans. Toutes ces activités, dans une vision plus large, rentrent dans le champ de la lutte pour les droits humains. À Odessa, par exemple, nous avons interviewé un homme qui lutte contre des promoteurs immobiliers afin d’empêcher la construction d'un hôtel dans un parc municipal. Ces personnes sont allées se battre physiquement contre ce projet.
L’activisme civil que nous présentons est donc très important. Dans les sociétés post-soviétiques, les gens sont généralement calmes, passifs et silencieux. [En URSS], lorsque vous affichiez des différences visibles, vous étiez en danger. Les héros de notre pays étaient ainsi des gens qui ont essayé de changer les rues par eux-mêmes, parce qu'ils n'avaient pas peur. En réalité, ils avaient peur, mais leur courage leur a permis d’aller plus loin que ce qu’on leur autorisait. Ces personnes ont simplement surmonté leur peur, et pour moi, c'est vraiment important.
L'un des héros de cette guerre est Roman Ratouchny, qui a dit « Ніколи нічого не бійтеся (Nikoli nichoho ne biitesya) », ce qui peut se traduire par « n’ayez jamais peur de quoi que ce soit ». Jeune étudiant en droit, il s'est battu depuis Kiev avec des promoteurs pour sauver Протасів Яр (Protasiv Yar), une immense zone verte située au centre de Kiev. Il a eu beaucoup d'ennuis, des criminels ont essayé de l'attraper et il a reçu de nombreuses menaces.
Lorsque l’invasion a commencé, il s'est engagé dans l'armée, où il a été affecté à la défense territoriale -Teroborona, ou TrO- (Тероборона, ТрО), dans des unités municipales qui travaillent dans les villes. Mais il est mort dans la région de Kharkiv. Avant l'invasion à grande échelle, il était l'un de ceux qui essayaient de développer des moyens légaux afin de négocier avec ceux qui détiennent le pouvoir : les dirigeants et les oligarques ukrainiens. Dans l'ensemble, je pense que c'était tout simplement plus difficile que de prendre une arme et de se battre.
Mais d'un certain point de vue, il s'agit de la même guerre : la lutte contre les problèmes post-soviétiques dans notre société et la guerre contre les Russes sont des phénomènes connectés. C'est pourquoi nous racontons, au sujet de la résistance ukrainienne, l’histoire de volontaires, d’ambulanciers, de soldats, de dissidents, d’activistes et de défenseurs des droits de l'Homme, tous ceux qui luttent pour l'indépendance de l'Ukraine. Ce sont les différentes formes que prend la résistance ukrainienne.
RÉESAH adresse ses remerciements à l'ensemble de l'équipe de Post Bellum Ukraine, pour son hospitalité, son accueil et pour le temps accordé à cet interview.
Interview de Yevheniia Nesterovitch, directrice de l'ONG Post Bellum Ukraine, Lviv.
Par Nathan Michaud.
[1] La théorie du cygne noir, développée par le statisticien Nassim Taleb, est une théorie selon laquelle on appelle cygne noir un certain événement imprévisible qui a une faible probabilité de se dérouler et qui, s'il se réalise, a des conséquences d'une portée considérable et exceptionnelle.
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