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Photo du rédacteurNathan Michaud

ISOLATION COMPLÈTE DES VILLES ASSIÉGÉES PAR L'ARMÉE RUSSE: L'HÉRITAGE DE GROZNY

Dernière mise à jour : 27 janv. 2023

« Nous sommes les gens pris dans les bombardements. Nous n'avons rien fait de mal ; nous marchions justement vers l'Ingouchie [région russe du Nord-Caucase, NDLR] le long de l'ancienne autoroute, qui est maintenant toute déchirée par des véhicules blindés. […] Grozny est derrière nous. […] Nous fuyons en troupeau la guerre et ses combats. Le moment vient néanmoins, celui où tu touches le sol face contre terre et que tu commences à penser : “Pourquoi est ce que tu t'accroupis ? Qu'essaies-tu de sauver ? Cette vie qui est la tienne et dont personne d'autre que toi ne se soucie ?” ». - témoignage d'Anna Politkosvkaïa, journaliste russe pour Novaïa Gazeta lors de la seconde guerre de Tchétchénie.


Des combattants tchétchènes priant lors d'un raid aérien russe à proximité de Goragorsk, Tchétchénie du Nord.

Les sièges sont des évènements marquants de nombreuses guerres modernes. Bien qu'elle paraisse archaique, cette technique est toujours employée par les armées de tous les continents. Les opérations militaires isolent physiquement, psychologiquement, et de nos jours électroniquement, la population du reste du monde afin d’accélérer sa reddition. Il s’agit majoritairement de placer les individus dans une situation de famine. Les villes sont souvent les plus concernées par ces opérations et occupent ainsi une place centrale lors des conflits armés*. En effet, celles-ci concentrent un haut niveau d'infrastructures politiques et/ou essentielles à un groupe armé ou des forces d'opposition. Certains des sièges les plus marquants de l'histoire sont à ce titre relativement récents : durant la Seconde Guerre mondiale, Leningrad a été assiégée durant 2 ans et 4 mois, la population ayant été privée de nourriture à cause de l'encerclement des forces allemandes. Au début de février 1942, 4000 personnes mourraient de faim ou de froid chaque jour, dans les rues de la ville**. En revanche, bien que la population soviétique ait été majoritairement concernée et exposée aux bombardements, la Russie moderne ne semble pas avoir appris du coût humain que représente un siège. Peut-être en est-elle trop consciente, puisque les forces armées russes semblent en avoir intégré les techniques – appelées blokada (Блока́да) – dans la manière de conduire leurs opérations militaires.


Grozny est un point saillant, un moment de bascule dans la manière de mener les opérations en combat urbain. Cette ville située en actuelle Tchétchénie a connu deux sièges, en 1996 et 1999, tous deux décisifs dans le conflit russo-tchétchène ayant marqué l'histoire militaire d'une Russie nouvellement indépendante au début de l'année 1992.


A l'aube des années 90, de nombreuses régions composant l'ex-Union soviétique commencent à exprimer leurs prétentions séparatistes : Tatarstan à l'égard de la Russie en 1992, Ossétie du Sud et Abkhazie en Géorgie dès l'indépendance de décembre 1991, ou encore le Haut-Karabagh à l'égard de l'Azerbaïdjan. Si la Russie a su profiter de certains élans indépendantistes afin de déstabiliser la sécurité interne chez ses anciens voisins – ou « étranger proche » – telle qu'elle l'a fait avec l'Abkhazie ou la Transnistrie, le « loup tchétchène » a su s'opposer à Moscou, et parfois lui tenir tête. Dans cette perspective, la Tchétchénie déclare son indépendance en décembre 1991 et la République tchétchène d'Itchkérie est proclamée. Mais contrairement à de nombreux autres séparatismes, la Tchétchénie dispose d'un passé « [d']éternel insoumis » à la fois contre l'empire Russe, l'Union soviétique, et la Russie d'Eltsine. Outre la pratique de l'islam – les Tchétchènes sont musulmans sunnites – ces derniers vivent également selon les règles de la montagne : l'environnement rude du Caucase les a rendus hostiles à l'égard de Moscou et désireux d'indépendance.



« la Tchétchénie dispose d'un passé "[d']éternel insoumis" à la fois contre l'empire Russe, l'Union soviétique, et la Russie d'Eltsine ».



Les premières années ayant suivi l'indépendance ont été relativement calmes, la crise humanitaire sévissant en Russie après l'arrivée d'une économie de marché – la « thérapie de choc » – ayant relégué le problème tchétchène au second plan. Toutefois, Boris Eltsine, alors président de la Fédération, reste conscient des intérêts que représentait l'indépendance tchétchène. Celle-ci soulève certaines défaillances sur le contrôle de Moscou à l'égard des velléités d'indépendance et d'un potentiel « effet domino », mais elle empêche aussi la Russie d'avoir accès à des réserves pétrolières qui peuvent lui être bénéfiques. Ainsi, après d'infructueuses tentatives de financer des groupes armés d'opposition, Eltsine décide de mener une attaque surprise en Tchétchénie. L'armée russe continue de sous-estimer son adversaire : le général Pavel Gratchev annonce même à la télévision pouvoir « prendre Grozny en deux heures avec un régiment de parachutistes » s'il le souhaite.


Les hostilités continuent, mais l'armée russe commence à faiblir face à l'insurrection tchétchène grandissante. Les soldats sont désorganisés, beaucoup d'entre eux sont des jeunes conscrits ayant reçu parfois moins de 6 mois de service militaire. Les rangs ne sont pas au complet et souvent en sous-effectif et les forces armées dépendent de différents ministères – FSB nouvellement créé, Service des renseignements extérieurs (SVR), Ministère de la défense – ont à cette époque de nombreuses difficultés de communication. En d'autres termes, l'armée russe n'est pas assez organisée pour envahir une région de la taille de la Tchétchénie. Les troupes ne connaissent pas les raisons de leur engagement dans la guerre et la guerre d'usure les démoralisent. Alors désemparées, celles-ci décident de se retrancher autour de la capitale afin de procéder à des bombardements indiscriminants.


Le soir du Nouvel An 1995, les forces armées russes encerclent Grozny de trois côtés et commencent une invasion par le nord. Pendant 20 jours et nuits, les bombardements couvrent les cris de détresse à Grozny, au rythme de plus de 4 000 frappes par heure et détruisent pratiquement la ville. En outre, les forces russes ont tué des dizaines de milliers de civils et détruit des villages dans toute la Tchétchénie. Pour autant, elles n'ont jamais réussi à isoler complètement la ville et ont au contraire réussi à concentrer des nouvelles poches de résistance tchétchène.



« Nous devons nous débarrasser d'Eltsine, ce dirigeant russe qui fait la guerre au peuple russe, [...] Ce ne sont pas des soldats. Ce sont des bandits. » - Irina Sadova, habitante de Grozny.



Sur les 400.000 habitants qui y vivaient, on estime que quelque 20.000 civils ont été tués et que des centaines de milliers ont été contraints de chercher refuge en dehors de Grozny pendant le siège. La ville est finalement prise par l'armée russes mais, en l'absence d'un cordon d'isolation complète, sera reconquise par une contre-offensive rebelle en août 1996, laissant un terrain rasé et une ville vidée du trois-quart de ses habitants.



« Nous courons pour sauver nos vies. Mais comment vivrons-nous ? [...] Peut-être que nous mourrons dans les champs avec les animaux. » - un homme anonyme fuyant la ville.



Les forces armées russes sont contraintes de fuir devant ce qui est perçu comme un échec politique majeur pour Boris Eltsine, laissant la situation sous un statu quo, où les positions restent inchangées jusqu'en 1999 malgré la signature d'un traité de paix.

Grozny devient également le théâtre du second conflit indépendantiste tchétchène, qui s'est déroulée de 1999 à 2000, puisqu'elle y fut assiégée pendant cinq mois. Les Russes sont déterminés à se venger de leur précédente défaite. Un journal militaire russe de l'époque considère en ce sens que dans les futures opérations, les zones assiégées soient « soudainement, rapidement et complètement » scellées. Le 6 décembre 1999, un ultimatum enjoint tous les habitants de Grozny à quitter la ville sous peine d'être considérés comme des terroristes et exterminés. Le général Kazantsev déclare le 11 janvier 2000 qu'en Tchétchénie « seuls les enfants de moins de 10 ans, les hommes de plus de 65 ans et les femmes seront considérés comme des réfugiés », les autres étant des combattants. La Russie s'est ici fortement appuyée sur la puissance aérienne et l'artillerie dès le départ, pour soumettre les Tchétchènes avant d'envoyer des troupes dans la ville. L'assaut aérien a tué des dizaines de milliers de civils et laissé Grozny en ruines. En ce sens, la Russie et la République d'Itchkérie n'ont pas réussi à prendre de mesures sérieuses pour permettre une évacuation sûre des civils. De nombreux civils fuyant la ville ont également été tués par les forces armées russes afin de contraindre les rebelles à se rendre.


Cette stratégie d'isolation complète s'est observée lors de sièges dans le conflit au Donbass. Plus récemment, il a également été observé que de nombreux civils étaient piégés à Marioupol et Kharkiv, ne pouvant quitter la ville par les forces assiégeantes qui n'arrivaient pas à établir des couloirs humanitaires sans risques. Grozny a été le début d'une série de nombreux sièges menés depuis par l'armée russe : Alep, Homs, Damas, Debal'tseve, Kharkiv, Izioum ou encore Marioupol sont des témoignages de l'utilisation répétée et parfois systématique du siège dans le cadre de combats urbains. Si Grozny et les guerres de Tchétchénie ont à apprendre au regard des souffrances inutiles qu'elles infligent aux habitants, toutes les villes assiégées ont une histoire propre dont il convient de tirer des leçons.


*J.C. van den Boogaard, A. Vermeer, « Precautions in Attack and Urban and Siege Warfare » (2017) 20 YB Intl Human L 164, p. 167.


**Alexander Werth, Russia at War, 1941–1945: A History, 2e éd., New York, Skyhorse, 14 mars 2017, pp. 590-593.


Nathan Michaud


Image © - Thomas Dworzak / Magnum Photos

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