En juin 1991, après l’abolition des lois raciales séparatistes instaurées par le régime de l’apartheid, l’Afrique du Sud devient un symbole d’espoir pour la lutte contre les discriminations raciales et Nelson Mandela l’emblème d’une lutte pacifiste. Chef de l’ANC (African National Congress) et décoré par le prix Nobel de la paix en octobre 1993, il est élu président grâce aux premières élections libres l’année suivante (9 mai 1994), animé par la volonté d’effacer les traces de l’apartheid dévastateur et de construire cette tant convoitée “Rainbow Nation”. 30 ans après, il est légitime de nous demander si ce pays a su se réinventer et marcher dans les pas de Nelson Mandela.
"Pays le plus inégalitaire du monde"
La banque mondiale publie en 2022 un rapport sur les inégalités en Afrique australe dans lequel elle place l’Afrique du Sud comme pays le plus inégalitaire du monde. Elle déclare également dans ce rapport que « l’héritage du colonialisme et de l’apartheid, enraciné dans la ségrégation raciale et spatiale, continue de renforcer les inégalités »
Sous l’apartheid les Noirs sud-africains, qui représentent 80% de la population, étaient privés de l'accès à des ressources économiques et à des opportunités professionnelles. Aujourd'hui, bien que la politique officielle de ségrégation raciale ait été abolie, les Noirs, en particulier, continuent de faire face à des niveaux de pauvreté beaucoup plus élevés que les Blancs, et l'inégalité des revenus reste marquée.

Ville de Strand et township de Nomzamo
Il semblerait que d’une certaine façon, malgré les ambitions de l’ANC restée au pouvoir de manière systématique depuis Mandela, le pays post-apartheid n’a pas réussi à empêcher la reproduction des inégalités qui s’étaient construites. Pour se donner un ordre de grandeur, on constate que 45% des Sud-Africains vivent en dessous de ce que l’on considère localement comme le seuil de la pauvreté, pourcentage plus élevé qu’au début des années 1990. Ces foyers sont en grande majorité ceux des noirs : en 2019 on estime qu’un individu de couleur gagnerait l’équivalent de 422 euros par mois quand un individu blanc en gagnerait 1506, soit le triple.
« Je suis née libre et bien que je sois née après l'achèvement de la démocratie en Afrique du Sud, ma race continue de jouer un rôle considérable en tant que Sud-Africaine » Rethabile Ratsomo, 29 ans, travaille actuellement pour le réseau antiraciste et la fondation Ahmed Kathrada
Selon l'Institut sud-africain des relations entre les races (IRR) : malgré l'émergence d'une classe moyenne, 20 % des foyers noirs vivent dans une extrême pauvreté contre 2,9 % des foyers blancs.
C’est assez difficile de faire reposer la responsabilité de cet échec sur un événement particulier, mais on peut considérer que le système censé défendre coûte que coûte l'égalité pour tous a été déformé par l’usage. Le “black empowerment” qui est mouvement social et politique visant à renforcer la dignité, le pouvoir et l'autonomie des communautés noires devant instituer une discrimination positive, semble n’avoir pas porté ses fruits puisque que seule une minorité noire s'est considérablement enrichie.
Dans d’autres cas, où certaines entreprises semblent appliquer la discrimination positive envers les noirs à l’embauche et donc participer au black empowerment, l'économiste Chiedza Madzima dénonce que ces chiffres peuvent parfois cacher une autre réalité : « certaines entreprises se contentent d'embaucher une personne noire à un haut poste juste pour pouvoir cocher les cases, et non en termes de compétences. Cette personne se retrouve à faire de la figuration mais ne participe pas vraiment aux décisions ».
Nous pouvons nous demander pourquoi ce système de discriminations n’en est pas venu à sa fin et il semblerait que la corruption en soit la cause car elle a été omniprésente au sein de l’ANC, notamment sous l’ère de Jacob Zuma.
On peut légitimement se demander pourquoi de tels agissements au sein du parti censé prôner la “Rainbow Nation”. En creusant un peu plus, on constate que de nombreux membres de l’ANC ont obtenu des participations au capital des grandes entreprises, des avantages ou des postes de direction, et se sont entre autres invités à la table des grands dirigeants (blancs pour la grande majorité) en devenant les meilleurs alliés économiques de leurs ex-oppresseurs.
Une discrimination spatiale
Sous l’apartheid, des lieux de résidences étaient attribués aux communautés blanches et aux communautés noires à l’échelle nationale pour éviter un mélange racial. Si aujourd’hui ces mesures sont proscrites, on retrouve des séparations spatiales fortes.
En effet, même si l’accès à des quartiers riches est possible pour des noirs riches ou issus d’une classe moyenne supérieure, les quartiers pauvres restent exclusivement noirs. Entre 2001 et 2011 le township de Soweto est passé de 850 mille personnes à plus d’1 million et cet accroissement d’effectif se retrouve dans quasiment tous les bidonvilles du pays. Ceci est également très alarmant au sujet des conditions de vie et de l'accès aux ressources primaires de ces habitants.
Dans le passé la répartition des services publics étaient évidemment inégalitaires entre les zones blanches et noires. Cela signifiait dans les faits que la majeure partie des ressources de l’État allait à la minorité blanche ; de meilleures écoles, de meilleurs soins de santé, de meilleurs logements, de meilleurs services de base ou encore de meilleures infrastructures. On peut alors affirmer que le milieu dont l’enfant est issu est déterminant dans ce qu’il deviendra et que pour ces enfants héritiers des infrastructures ségrégationnistes, les chances d’ascension sociale sont moindres.
Une société encore plus rude pour les femmes
Comme dans de nombreuses sociétés, le fait d’être une femme est à lui seul un facteur supplémentaire de discriminations, et l’Afrique du Sud n’en est pas un contre exemple. Les violences envers les femmes sont extrêmement répandues : la violence domestique est omniprésente et le viol est une menace constante ; selon le Soul City Institute for Health and Development Communication, toutes les 17 secondes une femme est violée en Afrique du Sud et une femme sur deux risque de subir ce traumatisme au cours de sa vie.
Sur le marché du travail ces inégalités sont flagrantes; sur l’ensemble des femmes ayant trouvé un emploi, la majorité des femmes noires occupent des emplois modestes et faiblement rémunérés. En 2003, environ 64 % des femmes noires gagnaient moins de 1000 ZAR (51 euros) par mois et 81 % moins de 2500 ZAR (130 euros), les pourcentages correspondants chez les hommes blancs étant de 3% et 11% respectivement. Les femmes ayant en charge le foyer dans une majorité des cas et travaillant alors en temps partiels sont donc le plus exposées à la pauvreté et se retrouvent face à l'impossibilité de joindre les deux bouts et de subvenir aux besoins de leurs enfants.
Il est également important de noter que selon une étude faite par Amnesty international en janvier 2017, en Afrique du Sud les femmes et les jeunes filles sont privées d’accès aux services légaux d’avortement risquant ainsi de recourir à des avortements dangereux. Le cas d’une étudiante de Johannesburg, âgée de 19 ans, est décédée en 2016 des complications d’un avortement dangereux et a conduit un représentant des Nations Unies a estimé que les défaillances du système de santé, la stigmatisation et la discrimination étaient des facteurs qui avaient contribué à la mort de cette femme.
En outre, l’Afrique du Sud est encore loin, bien loin, d’avoir vaincu les démons de son passé et établit une société basée sur la justice sociale et l'égalité de tous comme espérée. La progressive perte de popularité de l’ANC a été traduite cet été par une réélection moins unanime du président Cyril Ramaphosa, le forçant à établir des accords avec des partis historiquement d’opposition. Pour réduire définitivement le fossé créé par l’apartheid, une transformation profonde de la structure socio-économique est nécessaire avec d’abord une lutte contre la corruption. Des politiques publiques plus justes doivent être mises en place urgemment, notamment en matière de redistribution des ressources et de création d'emplois pour les populations défavorisées.
Éléa Daziano
Image © - Unequal Scenes / Johnny Miller
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