« À ce moment-là, je voulais sauver mon camarade, mon frère, avec quatre amies. Il le fallait, car la police est sans pitié, nous le savons tous. Ils se sont acharnés contre tant de musulmans, ils frappent, matraquent systématiquement tous les manifestants, quel que soit leur sexe. Notre manifestation n’était pas violente […] Mais les consignes qu’ils avaient reçues étaient claires. Il fallait menacer, brutaliser et terroriser les étudiants de Jamia ». Les images d’Aysha Renna, une étudiante de l’université Jamia Millia Islamia qui a défendu son ami contre des policiers de New Delhi qui le frappaient, ont fait le tour de la planète. Cette altercation s’est produite le 15 décembre 2019, lorsque la police est venue réprimer la manifestation pacifique organisée devant cette université de la capitale indienne. Si cette manifestation étudiante et beaucoup d’autres ont été durement réprimées, c’est parce qu’elles visaient à contester une loi adoptée le 11 décembre dernier par le Parlement indien, appelée Citizenship Amendment Act (CAA). Cette loi sur la citoyenneté permet aux réfugiés afghans, bangladais et pakistanais d’accéder plus facilement à la nationalité indienne, s’ils sont entrés en Inde avant le 31 décembre 2014 et s’ils ne sont pas musulmans. Narendra Modi, le Premier Ministre indien, avance que cet amendement vise à protéger les minorités religieuses des pays voisins, et que comme ces pays ont une majorité de musulmans, les minorités ne peuvent être musulmanes. Cet argument ne parvient pas à convaincre. En effet, des minorités musulmanes sont tout de même persécutées dans ces pays. Par ailleurs, seules les minorités issues de l’Afghanistan, du Pakistan et du Bangladesh sont visées par cette loi, alors que des pays bouddhistes voisins de l’Inde (le Bhoutan, le Sri Lanka ou encore le Myanmar) persécutent également leurs minorités religieuses. Ces éléments laissent penser que la protection des minorités n’est pas le réel projet du gouvernement indien. En réalité, Narendra Modi, membre du parti nationaliste hindou Baratina Janaya Party (BJP), cherche l’« hindutva », autrement dit l’hindouisation de la société indienne. Le BJP cherche à faire de l’Inde un État hindou et non plus laïque, où les musulmans, qui représentent 14% de la population, ne seraient plus que des citoyens de seconde zone. Les affrontements entre hindous et musulmans D’après le politologue Christophe Jaffrelot, « les émeutes entre hindous et musulmans constituent une donnée ancienne, voire structurelle de l'univers social et politique indien ». Les rivalités socio-économiques se sont transformées au fil des siècles en véritable haine. En 1992, 2 000 personnes, en majorité musulmanes, furent tuées suite à la destruction de la mosquée de Babri par des nationalistes hindous ; en 2002, un pogrom antimusulman fut mené au Gujarat, État alors dirigé par Narendra Modi, lequel est accusé par l’ONG Human Rights Watch d’avoir planifié et encadré les attaques perpétrées contre les musulmans. Depuis ces événements et la prise de pouvoir du BJP en Inde, l’on assiste à une « invibilisation de l’héritage musulman » d’après la chercheuse Charlotte Thomas. «Les livres d’histoire ont été réécrits en supprimant l’apport civilisationnel apporté par les Moghols - des musulmans -, les rues qui portaient le nom de musulmans ont été débaptisées ». Par ailleurs, la révocation en août dernier de l'autonomie constitutionnelle du Jammu-et-Cachemire (statut spécial par lequel le gouvernement central ne pouvait légiférer dans cette région qu’en matière d’affaires étrangères, défense et communications), seule région à majorité musulmane d’Inde, a renforcé les craintes des musulmans. Les manifestations qui secouent le pays depuis l’adoption du CAA ont viré au drame à la fin du mois de février, lorsque des groupes hindous ont attaqué des musulmans qui protestaient. Sous les yeux d’une police complice, ces groupes ont ensuite semé la terreur dans des quartiers à majorité musulmane du nord-est de la capitale. Bilan : plus de 40 morts en 3 jours. La crainte d'un recensement national Si les contestations ont cessé avec l’instauration d’un confinement pour faire face à l’épidémie de Covid-19, la communauté musulmane s’inquiète pour la suite. Elle craint ainsi que le pouvoir n’instaure un Registre National des Citoyens (RNC), une promesse de campagne de Modi. Le RNC est un fichier qui permet de recenser les habitants pour vérifier s’ils ont la citoyenneté indienne. Déjà réalisée dans l’État d’Assam en 2013, la procédure a par la suite été dénoncée comme étant discriminatoire et arbitraire, d’après un rapport de l’ONG Human Rights Watch. En août 2019, 1,9 million d'habitants de cet État (majoritairement des Bengalis) n’ont pas pu prouver leur nationalité, et ont ainsi été déchus de la nationalité indienne. Ceux qui sont hindous ont récupéré la nationalité indienne grâce au CAA, tandis que les musulmans sont placés dans des camps de détention jusqu’à ce qu’ils prouvent avoir la nationalité bangladaise, pour être ensuite expulsés vers ce pays. Sans documents officiels, la plupart d’entre eux risquent cependant d’être détenus de façon définitive. Malgré cela, le gouvernement souhaite étendre cette pratique au reste de l’Inde en 2021. L'écrivain Raj Kamal Jha s’inquiète : « d'innombrables familles sont en train de rassembler les preuves de leur droit à vivre en Inde. La peur et l'incertitude sont partout palpables ». Un blocage constitutionnel ? Face à ces menaces, les issues semblent limitées. Toutefois, les opposants au CAA considèrent ce texte comme inconstitutionnel, car les articles 14 et 15 de la Constitution indienne affirment la laïcité de l’Inde et interdisent toute discrimination basée sur la religion. Très attachés à leur Constitution et au principe constitutionnel de laïcité, les Indiens (même non musulmans) sont nombreux à protester contre le CAA. « C’est la première fois depuis longtemps que les citoyens expriment ainsi leur attachement aux valeurs de la Constitution, du pluralisme et de la laïcité […] Même chez les soutiens du BJP de Narendra Modi on entend beaucoup de doutes et de critiques » explique le chercheur Gilles Boquérat. De quoi redonner espoir aux manifestants. Pour l’heure, des parlementaires ont fait appel devant la Cour Suprême indienne. Elle a initialement ajourné l’examen des plaintes mais elle devrait désormais rendre sa décision dans les prochaines semaines.
Lou Bassoni
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