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Photo du rédacteurEva Roy

LA CANCEL CULTURE: SEPARATION DE L'HOMME ET DE L'ARTISTE

De nos jours, la cancel culture ou culture de l’annulation est devenue une pratique courante sur les réseaux sociaux pour lutter contre les personnalités publiques qui ont commis des infractions, ou sont accusés d’avoir commis des infractions. Le débat sous-jacent derrière la cancel culture tient en une question : le droit doit-il avoir une dimension morale ?


Pablo Picasso, peintre illustre du XXème siècle, cible de la cancel culture bien après sa mort.

L’artiste qui crée une œuvre communique une information : il peut dénoncer, il peut transmettre, et il peut défendre des idées qui lui sont propres. Les artistes ne sont pas tous engagés, mais tous ont des œuvres qui s’inscrivent dans leur réflexion, leur subjectivité. La Cour européenne des droits de l’homme considère, dès 1988, que « Ceux qui créent, interprètent, diffusent ou exposent une œuvre d’art contribuent à l’échange d’idées et d’opinions indispensable à une société démocratique. D’où l’obligation, pour l’État, de ne pas empiéter indûment sur leur liberté d’expression ». Ces artistes peuvent se prévaloir de la liberté d’expression. Pour autant, ceux-ci ont des « devoirs et responsabilités » vis-à-vis de leurs œuvres.


Ainsi, l’État peut, quand cela est nécessaire, adopter une mesure proportionnée afin de limiter l’accès à une œuvre. Tel a été le cas dans l’affaire Müller et autres contre Suisse, où la Cour admettait que des toiles représentant des relations sexuelles entre hommes et animaux serait de nature à limiter l’accès à une exposition. A l’ère du numérique, où l’information est instantanée, l’État n’est plus seul juge des œuvres et des artistes. Les utilisateurs se placent en juges de la portée de l’œuvre, de la légitimité de son message, et du comportement de l’artiste. Si la Cour européenne des droits de l’Homme admet que la liberté d’expression inclut la protection de propos qui peuvent choquer, heurter et inquiéter, les utilisateurs des réseaux sociaux prônent la cancel culture. Cependant, si le terme emprunté des Américains a un usage devenu répandu, sa définition demeure floue ainsi que ses impacts sur les droits du justiciable.



Définition de la cancel culture

La cancel culture n’a aucune base juridique, c’est un phénomène social qui a émergé aux Etats-Unis et qui par le biais des réseaux sociaux, s’est répandu sur les autres continents. Ce qui se rapprocherait le plus de la cancel culture en droit serait le boycott, une notion juridique empruntée au droit de la concurrence. Le boycott est une pratique anticoncurrentielle, qui consiste en « une action collective qui vise à refuser de commercialiser ou d’acheter ou d’exercer des pressions en ce sens à l’égard d’une ou plusieurs entités économiques ». L’aspect pratique du boycott est semblable à la cancel culture puisqu’il vise une entente pour évincer un opérateur sur un marché donné. Cependant, la cancel culture ne vise pas uniquement la mise en arrêt d’une activité économique, à savoir le travail du justiciable, mais une mort sociale.


A titre d’exemple, Youtube est une plateforme qui permet aux créateurs de contenus de poster des vidéos et d’être rémunérés. Suite à de récentes plaintes envers certains Youtubeurs, comme Norman Thavaud, ou l’influenceur James Charles, la plateforme a décidé de démonétiser ces derniers avant même que les intéressés n’aient été jugés. A la suite de cela, les marques ont commencé à se désolidariser des créateurs de contenus. Cela s’explique par la pression exercées par les réseaux sociaux et les médias qui refusent de soutenir financièrement ceux qui sont accusés. Cet appel au boycott n’est pas interdit, mais il n’en demeure pas moins que c’est une perte de chance qui entraîne des préjudices, qui eux, peuvent faire l’objet d’un recours en responsabilité. Toutefois, malgré un jugement, ou le classement sans suite d’une plainte, tel est le cas dans l’affaire Norman Thavaud, le créateur de contenu subit de plein fouet un harcèlement de nature à le bannir définitivement de la société. A noter qu'il n'est pas question ici de prendre position sur la culpabilité ou non de ce dernier.

 

Ainsi, la cancel culture est une pratique qui vise une entente entre les individus pour nuire économiquement et socialement à un individu qui aurait commis, ou a commis, des faits qui sont moralement ou juridiquement répréhensibles.


La répercussion juridique de la cancel culture

La cancel culture provient avant tout de l’envie d’une justice sociale parce que les tribunaux judiciaires ne permettraient plus d’obtenir ni reconnaissance des faits allégués, ni réparation des préjudices subis. Ceux qui dénoncent ont la conviction que leur action vise l’intérêt général. Comme nous l’avons vu précédemment, la cancel culture n’a aucun fondement juridique, mais il apparaît très clairement que celle-ci bafoue les droits du justiciable. En effet, ceux qui se font « cancel » sont soit accusés, soit ont été condamnés.

 

Dans le premier cas, le justiciable est coupable sur les réseaux sociaux et dans les médias avant même qu’il n’ait pu accéder au juge. Il ne bénéficiera jamais de la présomption d’innocence puisque la population considèrera que la justice aura failli si le procureur décide de classer l’affaire sans suite. Il sera constamment diffamé et moqué sur les réseaux, et l’anonymisation sur ceux-ci rendra difficile l’aboutissement d’une plainte. Dans le second cas, le justiciable a purgé sa peine, ou est en train de purger sa peine. La population considère qu’il faut l’éloigner de la vie publique puisqu'un artiste ne saurait exercer une influence morale sur la population. Il ne doit pas être clamé, ni accepté.


Contrairement à la logique du droit pénal qui est la réinsertion du prévenu, la justice sociale recherche l’exclusion de celui-ci. Ainsi, lorsque l’artiste est condamné une première fois, il doit purger une seconde peine qui n’a pas été prononcée par un juge et qui vise les mêmes faits. Le justiciable ne pourra invoquer le principe non bis in idem (Nul ne peut être poursuivi ou puni deux fois pour les mêmes faits) car il n’aura pas été jugé par une autre cour, mais par la population. Là, consiste la limite entre le droit et la morale, ce qui n’est pas condamné en droit peut être moralement répréhensible, et vice-versa.


L'homme et l'artiste, éternel dilemme

Outre la question que l’on peut se poser quant à la dimension morale du droit, il est question de la séparation de l’homme et de l’artiste. Lorsque Roman Polanski pour son film « J’accuse » est nominé, lorsque Gérard Depardieu est accusé de viol, lorsqu’une exposition de Pablo Picasso est remise en cause, on se pose tous la question de savoir si on soutient l’homme ou le travail pour lequel il a été reconnu. Il est d’autant plus difficile de dissocier les deux car une œuvre est l’expression d’un homme avant tout, une prise de position, des souvenirs. Ainsi, si on soutient une œuvre, soutenons-nous les actes de cet artiste ? C’est pourquoi la cancel culture a un aspect économique et social puisque dans ce cadre, l’humain est dual : il est homme, mais aussi artiste.

 

La moralité est subjective, il convient à chacun de savoir ce qu’il doit ou veut faire. Cependant en droit, là où la moralité est exclue, il convient de ne pas accuser un homme avant que celui-ci n’ait été déclaré coupable par un juge. Le boycott comme nous l’avons vu ne sera pas répréhensible s’il n’est pas exercé dans le cadre d’une entente. Les manifestations contre un artiste non plus car c’est un droit fondamental que de se réunir pour défendre une cause. Cependant, il convient de reconnaître que tout homme a le droit à la présomption d’innocence, y compris les artistes. Ces derniers ont le droit de s’exprimer avec des propos ou des œuvres qui peuvent heurter, choquer ou inquiéter le public quand bien même ces artistes aient été condamnés ou qu’ils aient été accusés.

 

C’est avant tout à l’individu de choisir quelle cause il veut défendre, qui il soutient, mais il se doit comme tout citoyen de respecter les limites qui sont inscrites dans le droit. Ceux qui doivent être condamnés le seront par un tribunal impartial et indépendant, mais un recours effectif ne sous-entend pas une décision favorable pour l’opinion publique, seulement un accès au juge.


Eva Roy


Image © - Herbert List/Magnum Photos

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