Depuis le 4 novembre 2020, l’Éthiopie connait un conflit interne de grande ampleur opposant le pouvoir central fédéral et le Front de libération des peuples du Tigré (TPLF), basé dans la province du Tigré au nord du pays. Le TPLF dominait la coalition qui dirigeait l’Éthiopie jusqu’à l’arrivée au pouvoir du Premier Ministre Abiy Ahmed en 2018. Alors que ce dernier affichait une volonté de fusionner la coalition en un seul parti politique, le TPLF s’y est opposé et a organisé ses propres élections locales, se considérant à la marge du pouvoir. Les relations entre le TPLF et le Premier Ministre se sont alors dégradés et le 4 novembre 2020, le gouvernement éthiopien a lancé une offensive militaire qualifiée d’opération de maintien de l’ordre. Si Abiy Ahmed a proclamé la victoire du gouvernement central le 28 novembre 2020 lors de la prise de Mekele, la capitale régionale, l’Organisation des Nations Unies (ONU) décrit la situation au Tigré comme «"volatile", avec une persistance de "combats localisés ». Il convient également de faire état de l’implication de l’Érythrée dans le conflit aux côtés du gouvernement de Abiy Ahmed, lequel le qualifie de « parent […] en ces jours difficiles » mais dont les soldats sont suspectés d’exactions à l’égard des populations. Le Premier Ministre nie néanmoins toute forme d’implication.
La migration massive et incontrôlable d’Éthiopiens en direction du Soudan
Les affrontements entre le gouvernement central et la figure de l’opposition ont entrainé le déplacement de plus de 2 millions de personnes, soit un tiers de la population éthiopienne. Si le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) recensait déjà plus de 43 000 Ethiopiens réfugiés au Soudan et 10 000 réfugiés sur le site d’Um Rakuba, à 70km de la frontière du Soudan, au 27 novembre 2020, le bilan a évolué.
Plus de 110 000 personnes ont en effet été déplacées par les combats et la situation d’1,8 millions d’habitants est en cours d’examen, selon le décompte officiel du 6 janvier 2021. S’agissant des réfugiés éthiopiens, ils seraient désormais plus de 56 000 à avoir fui vers le Soudan, principalement par le point de passage de Hamdayet. Le 24 décembre, le nombre de personnes franchissant la frontière entre les deux pays était estimé à 1500 par jour.
Si le Soudan a maintenu ses frontières ouvertes, geste salué par les Nations Unies, cela ne semble pas suffire pour accueillir l’ensemble des réfugiés. Alors que le HCR et ses partenaires ont œuvré à la mise en place d’installations, le nombre de réfugiés dépasse largement les capacités d’accueil : « Le centre de transit au point de passage frontière de Hamdayet a une capacité initiale d’accueil de 300 réfugiés, mais il est déjà débordé avec 6000 personnes. » déploraient-ils déjà au 13 novembre 2020. Cela s’explique également par le fait que le Soudan accueillait déjà plus d’un million de réfugiés, principalement en provenance du Soudan du Sud.
L’impuissance de l’action humanitaire et l’urgente nécessité d’un soutien financier international
Alors que le HCR a lancé un pont aérien le 27 novembre 2020 vers le Soudan et que le CICR a distribué 35 tonnes métriques de nourriture dès le 12 décembre, l’aide humanitaire n’est plus suffisante pour assister l’ensemble des réfugiés. L’ONU estime à 6 millions le nombre de personnes n’ayant pas eu accès à une aide d’urgence. Les organisations humanitaires sont en effet confrontées à des difficultés « soit à cause de l’insécurité, soit parce qu’il est difficile d’obtenir une autorisation ». Ainsi, 80% de la région du Tigré demeure inaccessible à l’aide humanitaire.
Les organisations doivent, en effet, obtenir l’aval du ministère éthiopien de la paix pour pouvoir accéder à la région du Tigré. Néanmoins, les responsables des organisations humanitaires dénoncent les délais de validation des missions, « qui prennent parfois dix jours ». L’ONU insiste également sur les « retards bureaucratiques ». Le Secrétaire Général du Norwegian Refugee Council (NRC) déplore le manque de coopération des autorités : « En novembre, nous étions tout simplement ignorés. Aujourd’hui, il y a un dialogue mais toujours pas d’autorisations ». Enfin, alors que le gouvernement avait accordé à l’ONU un accès humanitaire illimité au Tigré le 2 décembre dernier, les convois de cette dernière semblent toujours interdits dans la région.
L’entrave à l’aide humanitaire prive également les plus de 96 000 réfugiés érythréens établis dans des camps du Tigré, habituellement administrés par le HCR, de recevoir l’assistance nécessaire. En, effet, seuls deux des quatre camps sont accessibles, les deux autres faisant l’objet d’un blocus par les forces éthiopiennes et érythréennes déployées au Tigré. Le Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, s’inquiète de « l’insécurité persistante et des allégations de violations graves des droits humains, notamment des meurtres, des enlèvements ciblés et le retour forcé de réfugiés en Erythrée ».
Face aux manques de moyens et aux difficultés d’accès, le HCR et ses partenaires réitèrent l’appel international aux aides financières, déjà initié par le CICR, en estimant à 658 millions le nombre d’euros nécessaires pour venir en aide aux réfugiés.
Pour l’ONG Médecins sans Frontières (MSF), la difficulté d’accès aux populations touchées « dans une région si densément peuplée » est un « échec du monde humanitaire […] compte tenu des moyens et de la capacité d’analyse dont dispose les organisations internationales et l’ONU ».
Une crise humanitaire de grande ampleur : une crise alimentaire conjuguée à la crise sanitaire
Si le HCR s’inquiétait déjà du manque de nourriture fin novembre, l’entrave faite à l’action des organisations humanitaires a déclenché une véritable crise alimentaire. Le porte-parole du Bureau de coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA) a rapporté « une augmentation de la malnutrition chez les enfants de moins de 5 ans ». L’administrateur provisoire de la zone centre du Tigré a ajouté que « les gens meurent de faim […] ils en meurent même dans leur sommeil ». La pénurie alimentaire est, en premier lieu, le résultats des pertes des récoltes par les habitants ayant fui le conflit, mais également de l’insuffisance des ressources approvisionnées par le gouvernement central. Ceci est accentué par l’impuissance de l’action humanitaire. Le 26 janvier 2021, le porte-parole de de l’OCHA à Nairobi s’est prononcé sur la crise alimentaire : « Le niveau de malnutrition aiguë sévère était déjà élevé en raison de l’épidémie de Covid-19 et des invasions de criquets, mais nous estimons désormais qu’il pourrait être multiplié par 5 en 2021».
La crise humanitaire se trouve par ailleurs aggravée en raison de la crise sanitaire. Outre les déplacements, les installations et les moyens sanitaires se révèlent insuffisants et les habitants subissent inexorablement la dégradation des conditions d’hygiène, aggravées par la pandémie. Le 30 novembre dernier, MSF dénonçait déjà des conditions sanitaires « extrêmement mauvaises ». L'Organisation mondiale de la santé (OMS) insiste sur le risque important d'épidémies, alors que 70% des hôpitaux de la région du Tigré sont considérés comme « dysfonctionnels ». Au-delà des hôpitaux, MSF estime qu’environ 80 à 90% des centres de santé visités ne sont pas fonctionnels. Le 29 novembre dernier, 24h après l’offensive militaire, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) avait en effet rapporté les difficultés rencontrées par les hôpitaux, même les plus importants, en raison des stocks limités et ce « jusqu’aux sacs mortuaires ». Certaines sources locales évoquent même des hôpitaux pillés et des populations privées de tout matériel médical.
Les affrontements militaires à l’origine de graves violations des droits de l’Homme
De nombreuses violations des droits humains sont recensées depuis le début des affrontements et la communauté internationale redoute de possibles crimes de guerre. En effet, les populations subissent des exactions de la part des différentes parties au conflit et voient notamment leurs habitations incendiées. Aussi, l’ONU a récemment alerté sur des cas de violences sexuelles et d’abus. D’autre part, Joseph Borrell, représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères a confirmé avoir reçu des informations « concernant des violences à caractère ethnique, des massacres, des pillages à grande échelle, des viols ainsi que le retour forcé de certains réfugiés. ». Le nombre d’individus ayant péri dans le cadre du conflit n’a toujours pas fait l’objet d’un rapport officiel mais l’International Crisis Groupe évoque «des milliers de morts».
Quelle évolution pour le conflit ?
Le Premier Ministre ne semble pas ouvert à la négociation avec le TPLF. Debretsion Gebremichael, le leader du TPLF, s’est adressé à la population du Tigré le 31 janvier, accusant les forces éthiopiennes et érythréennes de mener une guerre génocidaire et appelant ses concitoyens à continuer à se battre. De plus, les grandes puissances notamment les États-Unis et l’Union européenne font déjà pression, dénonçant de possibles crimes de guerre. L’Union européenne a en effet suspendu le versement de près de 90 millions d’euros d’aide budgétaire à l’Éthiopie en raison du conflit et demande un « suivi des allégations d’abus des droits humains ». Les États-Unis ont, quant à eux, demandé l’évacuation de tous les soldats érythréens présents sur le territoire éthiopien le 27 janvier 2021. Ainsi, Selon Paulos Tesfagiogis, il ne fait aucun doute qu’aucune perspective autre que la prolongation sanglante du conflit ne peut être envisagée.
Victoria Hernandez Andreu
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