Échouée puis oubliée suite à différentes opérations de sauvetage, la Somalie incarne aujourd’hui « l’échec » de la communauté internationale en matière de reconstruction post-coloniale. En effet, ce pays situé sur la corne de l’Afrique porte en lui les cicatrices de plusieurs décennies de tensions aux origines profondes, complexes et évolutives. D’ailleurs, les médias du monde entier la présentent comme l’exemple classique d’un État « failli » où le pouvoir étatique est dans l’incapacité d’exercer ses missions régaliennes et ne peut contenir les crises sans avoir recours à la violence. Afin de comprendre la situation actuelle, il convient d’aborder sous plusieurs aspects la formation de l’État somalien post-colonial, la structure de sa société, l’action des puissances étrangères sur son territoire au long des deux derniers siècles mais aussi ses spécificités culturelles.
Des soldats de l'armée nationale somalienne se tiennent en formation lors de la cérémonie de remise des diplômes d'un cours de logistique.
De profondes racines
La Somalie a été colonisée au Nord par le Royaume-Uni et au Sud par l’Italie. Très vite, une différence de développement a été observée. En effet, au Nord les Anglais ont semblé avoir du mal à opacifier la région et les colons ont dû faire face à des révoltes menées par le Dhulbahante, un puissant clan somalien. Il convient de préciser à ce propos que la société somalienne est structurée de façon clanique. C’est d’ailleurs une clé de compréhension qui permet en partie de comprendre l’échec des opérations d’aide onusiennes et américaines. En somme, bien qu’il existe un groupe ethnique principal assez homogène, les divisions entre clans peuvent émerger et amener certains conflits. En ce qui concerne le Sud du pays, le dynamisme économique et politique y est meilleur, bien que les autochtones y soient tout autant exploités.
En 1960, les deux colonies vont fusionner et être admises à l’Organisation des Nations unies sous le nom de « République somalie ». Puis s’en suit une période instable, marquée par des luttes de clans entre le Nord et le Sud à cause de l’écart économique qui les différencie. Cette période d’instabilité va durer jusqu’en 1969, année de l’arrivée au pouvoir de Siad Barre par un coup d’État, celui-ci proclamant officiellement la République Démocratique de Somalie. À ce moment-là, les frontières coloniales ont été maintenues, ce qui fait que des millions de Somalis se sont retrouvés dans les pays voisins, notamment en Éthiopie, au Kenya et à Djibouti. Cette séparation a également été la source de nombreux déséquilibres mais c’est précisément à l’arrivée au pouvoir du président Barre que la situation somalienne actuelle va puiser ses sources. En effet, la société traditionnelle va être démantelée, en substituant les Conseils claniques traditionnels par l’autorité des représentants étatiques. Ce changement a été mal accueilli dans la mesure où ces conseils étaient d’une importance capitale dans le règlement des conflits locaux. La population va non seulement perdre ses repères mais va également se montrer méfiante à l’égard de Siad Barre.
« Il convient de préciser à ce propos que la société somalienne est structurée de façon clanique. C’est d’ailleurs une clé de compréhension qui permet en partie de comprendre l’échec des opérations d’aide onusiennes et américaines. »
Un « rempart somalien » face à la progression communiste en Afrique.
Celui-ci annonce par ailleurs que la Somalie poursuivrait un programme politique socialiste d’obédience soviétique. Certaines avancées majeures sont faites en matière de développement, telles que des campagnes d’alphabétisation ont vu le jour et une véritable politique de santé publique est mise en place dans les zones rurales. Mais parallèlement à ces prouesses, les États-Unis commencent à être inquiets du rapprochement entre Barre et Moscou. Par ailleurs, la révolution ayant surgi en 1974 chez le voisin éthiopien, ayant renversé ce qui était essentiellement une société féodale par un régime militaire à tendance marxiste, a rendu les États-Unis soucieux de la situation. Ceux-ci ont alors commencé à directement soutenir la Somalie, espérant utiliser cette dernière comme un rempart contre le gouvernement éthiopien de facto. L’Union soviétique a quant à elle abandonné son alliance avec Mogadiscio et a apporté son soutien total à l’Éthiopie. Avec du recul, il apparait donc que l’intervention extérieure des États les plus puissants du monde avait déjà commencé à « jouer un rôle majeur dans l’aggravation de la crise somalienne .
Le début de la fin.
Au milieu des années 1980, la Somalie connaît une crise majeure. Le coût de la guerre avec l’Éthiopie, conjugué à la corruption et à la mauvaise gestion avait entraîné l’effondrement de l’économie. De plus, le président réprime brutalement les manifestations. Siad Barre et son clan durcissent le régime en emprisonnant ou exécutant les opposants politiques, puis en infligeant des punitions collectives à l'encontre des autres membres de leur clan. C’est finalement en 1989 que plusieurs tribus s’unissent pour faire face au régime mis en place. C’est grâce à cette union des forces que le gouvernement central s’est progressivement effondré au début des années 1990, mais cette chute est également le fait d’un changement de politique étasunienne à l’égard de la Somalie. La dislocation de l’URSS a en effet mené Washington à rompre progressivement ses relations internationales avec la Somalie, en dénonçant les violations des droits de l’Homme perpétrées par le gouvernement Barre. Les États-Unis ont donc fini par suspendre leur aide économique et militaire, faisant de Siad Barre une « cible facile ». En janvier 1991, le régime perd de l’influence et la société se dirige vers une période d’instabilité pérennisée.
En 1992, les États-Unis lancent une intervention militaire internationale, sous l’égide du Conseil de sécurité des Nations unies : l’ONUSOM I. L’objectif est pour eux de maîtriser le désastre économique et politique somalien pour que ce dernier ne crée pas de nouveaux déséquilibres dans la Corne de l’Afrique. L’opération assure par ailleurs l’acheminement de l’aide humanitaire au peuple somalien. Une autre opération onusienne (Restore hope) menée en parallèle permet de désarmer et d’arrêter les différentes milices somaliennes qui sévissent notamment dans le Sud du pays. Cependant, de nombreux civils sont tués lors de frappes aériennes américaines, notamment certains dirigeants de clans qui n’avaient pas pris part aux hostilités. Ces opérations perçues comme des massacres provoquent une forte réaction de la part de la population somalienne. Certaines représailles sont dirigées non seulement à l’encontre des troupes américaines et onusiennes, mais plus généralement contre tout étranger. Les journalistes et les humanitaires sont pris pour cible, entraînant leur retrait massif.
La situation empire lorsque les troupes américaines commencent à considérer la plupart des civils somaliens comme une menace potentielle. Par ailleurs, l’opinion publique somalienne se range du côté des groupes islamistes, qui avaient fourni des services sociaux essentiels notamment concernant l’éducation, la santé et les règlements des différends. Bien que les Somaliens aient historiquement pratiqué un islam que l’on pourrait qualifier de conservateur – mais modéré –, force est de constater qu’à ce moment-là, les islamistes ont été les seuls à avoir instauré un certain cadre sur ce territoire sinistré*. Les États-Unis quant à eux ont méconnu la raison pour laquelle l’islamisme exerçait un tel attrait auprès des Somaliens. Cette méconnaissance de la société somalienne peut, une fois de plus, contribuer à expliquer l’échec de l’intervention américaine et onusienne. C’est d’ailleurs en raison de cette conception erronée que les États-Unis ont décidé de coopérer avec l’Éthiopie et se sont lancés dans une campagne violente pour éradiquer l’islamisme en Somalie. Ils se sont également alliés aux chefs de guerre somaliens et ont imposé un nouveau gouvernement à la Somalie en 2004. Ce dernier n’a pu survivre qu’avec la protection des troupes éthiopiennes et il n’a même pas pu entrer dans Mogadiscio, la capitale, contraint d’établir une capitale parallèle dans la ville de Baidoa, au sud-ouest du pays.
« [En 1992], l’opinion publique somalienne [s'est rangée] du côté des groupes islamistes, qui avaient fourni des services sociaux essentiels notamment concernant l’éducation, la santé et les règlements des différends. »
En 2013, des forces extérieures ont à nouveau imposé une nouvelle configuration politique. Bien que celle-ci ait fait l’objet d’une médiation des Nations Unies et ait été soutenue par la communauté internationale, la société civile somalienne n’a pas réellement participé au processus. Il s’agit encore d’une situation où les Somaliens n’ont pu exprimer eux-mêmes leurs souhaits et la structure étatique qu’ils souhaitaient former.
Une crise politique aux nombreuses conséquences humanitaires.
La crise politique somalienne a eu et continue d’avoir de terribles conséquences sur les citoyens. Le gouvernement somalien est un des pays les plus corrompu au monde. Les fonds alloués au développement sont détenus par une minorité d’élites et la situation s’enlise perpétuellement dans des guerres de. À cela s’ajoutent des problématiques liées au groupe terroriste Al Shabab, qui semble étendre son contrôle vers de nouvelles régions du pays.
La question du changement climatique transparaît également dans la situation alimentaire somalienne. En effet, le pays subit des périodes de sécheresses de plus en plus récurrentes, ce qui entraîne de terribles épisodes de famine à laquelle l’État n’apporte aucune réponse, si ce n’est avoir déclaré l’état d’urgence. Selon la FAO, plus de 7 millions de personnes sont victimes d’insécurité alimentaire en Somalie et l’on décompte à ce jour plus de 7,8 millions de personnes en situation de famine. L’aide humanitaire peine à atteindre les régions reculées à cause de la présence des troupes terroristes Al Shabab, ce qui a déjà entraîné un déplacement de 2,9 millions de personnes vers d’autres villes. Disposant d’un accès limité à l’aide, ces déplacés internes vivent dans des camps de fortune insalubres.
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La crise politique en Somalie ne peut s’appréhender qu’au regard de son histoire. Elle est le produit d’une succession de péripéties depuis la déstructuration de sa société. Les initiatives de construction de la paix se sont soldées par des échecs non seulement à cause d’un manque de connaissance du fonctionnement de la société somalienne mais également par l’absence de dialogue avec les somaliens à qui l’on a imposé de gouvernants corrompus sans effectuer aucun suivi. L’on comprend donc assez aisément désormais que la crise politique y est multifactorielle et endogène. Toutefois, le pays est-il vraiment condamné à s’enfoncer dans sa situation ? En novembre 2022, l’ONU – via le Fond humanitaire pour la Somalie – s’est à nouveau saisie de la question somalienne en lui allouant 17M de dollars, toutefois cela paraît insuffisant tant la corruption ronge les plus hautes sphères de la société. Compte tenu de la problématique du changement climatique qui s'ajoute aux enjeux majeurs de la Somalie, la situation nécessite la prise de mesures d'urgence, à la fois en matière humanitaire mais également au regard de son organisation institutionnelle
Hana Gharbi
Image © - Evan Parker/Defense Media Activity
* R. Marchal, « Islamic political dynamics in the Somali civil war », in A. de Waal (ed.), Islamism and its Enemies in the Horn of Africa, Londres, Hurst and Co., 2004.
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