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  • Louise Poelaert

LA PRISE EN COMPTE DE LA SANTÉ MENTALE DES POPULATIONS DANS L’ACTION HUMANITAIRE

Dernière mise à jour : 10 déc. 2021


« J’étais incapable de contrôler ma colère, je la libérais en battant mes enfants. Ce n’était plus moi. » se souvient Hana, mère de famille yéménite souffrant de dépression et ayant fait deux tentatives de suicide depuis le début de la guerre en 2014. A l’image d’Hana, de nombreuses familles dans le monde subissent les conséquences physiques et psychologiques des conflits. Dans les faits, on estime que 22 % des personnes habitant dans une zone de conflit souffrent de troubles psychiques tels que la dépression, l’anxiété ou un trouble de stress post-traumatique (TSPT). En outre, une personne sur onze ayant connu une situation de conflit il y a moins de dix ans présente un trouble mental modéré à sévère. Ces chiffres alarmants révèlent que les problèmes de santé mentale dans les conflits ou catastrophes naturelles et leurs conséquences sont désormais des enjeux majeurs.


Pour l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), la santé mentale est définie comme « un état de bien-être dans lequel une personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et contribuer à la vie de sa communauté ». Ainsi, les risques pour la santé mentale concernent tous les individus et peuvent se présenter à tous les stades du conflit, du début des hostilités à l’action humanitaire d’urgence. Alors même que les troubles psychiques sont encore fortement stigmatisés, comment expliquer la priorisation progressive des questions de santé mentale dans les programmes humanitaires ?


La santé mentale : un enjeu progressivement intégré par les acteurs humanitaires


Si le premier témoignage de réactions traumatiques concerne les Sumériens après la destruction de Nippur, plus de deux mille ans avant notre ère, il faut attendre la fin des années 1980 pour que le concept de « psychiatrie humanitaire » émerge. Bien que l’essor de la santé mentale ait commencé dans les années 1940, notamment avec la création de la Fédération mondiale pour la santé mentale, l’action humanitaire ne s’est d’abord pas intéressée à ce domaine de la santé publique internationale. C’est en raison de l’augmentation du nombre de civils impliqués dans les conflits depuis la seconde moitié du XXème siècle et l’incapacité des Etats à garantir la protection des personnes que les acteurs humanitaires ont dû suppléer l’instabilité des structures sociales. Cette logique de suppléance devenant insuffisante face aux atrocités des Guerres mondiales, les programmes humanitaires ont progressivement appréhendé de manière globale les enjeux de la santé pour construire des projets de santé mentale d’urgence et de long terme.


Par ailleurs, la santé mentale a fait l’objet d’un intérêt spécifique des opérations humanitaires en ce que la traumatologie psychiatrique est étroitement liée à la discipline militaire.La plupart des réactions traumatiques ont en effet d’abord été décrites à la suite de combats et l’enjeu a été de trouver rapidement un moyen de guérir « les blessés de l’âme » pour retourner au front. Puisque les programmes humanitaires se déroulent le plus souvent dans le cadre de conflits armés, l’intégration des problématiques de santé mentale par les acteurs sur le terrain est devenue une évidence. En ce sens, depuis la guerre du Vietnam, les TSPT et leurs répercussions majeures sur la vie des victimes sont largement saisis par les humanitaires.


Enfin, c’est parce que la santé mentale est devenue une dimension majeure de la santé publique aux yeux de la communauté internationale que les actions humanitaires ont commencé à soigner les « blessures invisibles ». Cette prise de conscience internationale a été portée par à une étude menée en 1996 par Murray et Lopez, deux chercheurs en santé publique et co-fondateurs du Global Burden of Disease study. Cette étude a démontré que les maladies mentales étaient responsables de 15,4% des « Disability Adjusted Life Years », que l’on peut traduire comme l’ensemble des années de vie en bonne santé perdues, derrière les maladies cardio-vasculaires. Il est donc évident que le bien-être mental est désormais un défi devant être relevé par la psychiatrie humanitaire afin d’aider les individus traumatisés et les collectivités meurtries.


Les crises humanitaires comme évènement démultiplicateur des souffrances psychiques


Depuis 1992, l’OMS célèbre la Journée mondiale de la santé mentale le 10 octobre. A cette occasion, l’ancien Secrétaire Général de l’ONU Ban Ki-moon a affirmé en 2016 qu’il est « de la responsabilité des Etats de mettre en place de solides systèmes de soins à court et long terme ». Ainsi, la communauté internationale appelle de plus en plus à une meilleure intégration des problèmes de santé mentale car ceux-ci sont particulièrement complexes et présents à chaque stade d’un conflit. Ces troubles peuvent en effet être liés à des problèmes sociaux antérieurs à la situation d’urgence (pauvreté, discrimination d’un groupe), ils peuvent être provoqués par la situation d’urgence (éclatement de la famille, augmentation de la violence), ou être provoqués par l’aide humanitaire (affaiblissement des structures communautaires, absence de mécanismes de soutien traditionnels).


Plus particulièrement, nombreux sont les facteurs liés à l’émergence d’un conflit armé ou d’une catastrophe naturelle ayant un impact sur le bien-être mental des individus. Par exemple, la séparation des membres de la famille, la perte de proches, le chômage, la pauvreté, l’isolement social, la fermeture des écoles, les déplacements ou encore l’augmentation de la violence vont favoriser l’apparition de symptômes traumatiques. En conséquence, la présence de troubles psychiques courants tels que l’anxiété et la dépression sont multipliés par deux lors des crises humanitaires. Au surplus, dans les zones de conflit, ces troubles touchent davantage les femmes et les personnes âgées.


Le bien-être mental : entre action humanitaire et politique de développement


Dans le but d’agir efficacement, l’OMS a approuvé les directives du Comité permanent interorganisations de l’ONU concernant la santé mentale et le soutien psychosocial dans les situations d’urgence humanitaire. Ainsi, de multiples activités dans cette branche de la santé, comme la mise en place de services de soin à plusieurs niveaux et la spécialisation des soins cliniques, ont été développées. De telles initiatives ont pour objet de renforcer la protection sociale et les suivis psychologiques, tout en diminuant les facteurs de stress dans les environnements de crise. Finalement, le lien évident entre l’action humanitaire d’urgence et la santé mentale qui existe de nos jours a été consacré en 2015 par la publication du Guide d’intervention humanitaire dans le cadre du programme d’action « Combler les lacunes en santé mentale » (mhGAP) de l’OMS.


Toutefois, les organisations internationales et le personnel soignant au niveau local s’accordent pour affirmer que les secours d’urgence doivent s’accompagner d’une aide sur la longue durée. Pour Farah Asfahani, chargée de mission Santé et protection sociale à l’Agence française du développement, il faut considérer la santé mentale « comme un levier fondamental des programmes de développement, et non pas comme une composante transverse uniquement ». Ce glissement vers le développement peut être illustré avec le cas de la République arabe syrienne, qui a tiré parti de l’urgence posée par le conflit actuel en rendant l’accès aux services de santé mentale et de soutien psychosocial plus facile qu’il ne l’a jamais été.


En définitive, les actions en matière de santé mentale à destination des populations victimes de crises sont désormais au cœur du mandat de diverses organisations non gouvernementales, comme Première Urgence internationale, et de certaines politiques nationales. Pourtant, l’enjeu complémentaire de la santé mentale du personnel sur le terrain reste globalement moins pris en compte par les programmes humanitaires. Les dispositifs de staff-care développés par les programmes du Comité international de la Croix-Rouge permettent en revanche d’espérer de nouvelles évolutions en la matière.


Louise Poelaert

Image © - American Red Cross/Daniel Cima, [disponible ici].


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