Les réseaux sociaux deviennent un tribunal populaire qui porte atteinte aux droits fondamentaux des individus notamment aux droits de la défense, au droit au respect de la vie privée et familiale ; et au secret de l’instruction. Ainsi, les réseaux sociaux apparaissent comme une application moderne de la loi du Talion symbolisée par l’expression « œil pour œil, dent pour dent ».
Victoria, le personnage principal de l'épisode 2 de la saison 2 "White Bear" de Black Mirror, ayant commis un crime pour lequel elle est chassée, humiliée et torturée tous les jours publiquement.
D'après la Cour européenne des droits de l'homme, le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sont les composantes essentielles d’une société démocratique. Sur Internet, le pluralisme est garanti par la liberté d’expression dont disposent les utilisateurs. Elle vaut pour les idées « accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'État ou une fraction quelconque de la population ». Pour autant, la liberté d’expression dont disposent ces utilisateurs ne saurait constituer un abus de droit.
De ce fait, des propos dirigés « contre les valeurs qui sous-tendent la Convention » ne sauraient bénéficier de la protection de l’article 10 relatif à la liberté d’expression. Ainsi se pose la question de savoir si toute information peut être communiquée et reçue sur Internet notamment sur les réseaux sociaux. L’une des critiques soulevées par Anna Maria Larusso dans son article « Le tribunal d’Internet : réseaux sociaux, culture de l’annulation et discours de haine » est l’instantanéité des réseaux sociaux. Sur X, en quelques minutes, nous pouvons republier une information qui nous paraît importante à communiquer, nous pouvons aussi la critiquer, tel est le cas lorsqu’il est question de l’actualité. Or, beaucoup ne s’informent pas sur le contexte dans lequel ont été publié ces articles ou non pas les connaissances ou le recul nécessaire sur l’information donnée. Le titre, ou l’article en lui-même suffit pour justifier un discours de haine, une campagne de diffamation.
Ainsi, la sentence est « instantanée ». Anna Maria Larusso démontre qu’il n’y a point de « logique probatoire ». Le « tribunal d’Internet » pour reprendre les termes de la professeur n’est pas légitime, puisqu'il ne répond pas aux critères de la procédure probatoire à savoir : la convocation des preuves matérielles, l’audition de témoin, et la participation des experts.
« Les réseaux sociaux, unanimement, et sans compétence donnée par le législateur, se positiennent en tant que juge. La conséquence est que les utilisateurs se placent en tant que justiciers autoproclamés »
Le système ne permet pas de garantir à celui qui est visé par ces cyberattaques l’accès à un tribunal indépendant et impartial, violant ainsi ses droits de la défense. Les réseaux sociaux, unanimement, et sans compétence donnée par le législateur, se positionnent en tant que juge. La conséquence est que les utilisateurs se placent en tant que justiciers autoproclamés ou « vigilantes ». Cette théorie nous vient des anglo-saxons, cela signifie qu’un groupe de personnes décide d’appliquer la loi sans autorisation des autorités compétentes, en considérant que l’application du droit est viciée ou insuffisante. En outrepassant la loi pour obtenir ce qu’ils considèrent être la justice, ils appliquent la loi du Talion, violant ainsi les droits au cœur de la notion d’État de droit.
Tel était le cas dans l’affaire Ken McElroy, un criminel récidiviste qui a été assassiné en plein jour, dans une rue, devant des témoins qui ont toujours refusé de parler, car celui-ci était connu comme étant le tyran de la ville ou « town bully ». Aujourd’hui, ce ne sont plus des crimes qui sont commis en pleine rue, mais sur les réseaux sociaux et la justice se retrouve face à plusieurs problèmes :
L'anonymisation des utilisateurs sur les réseaux sociaux
Dans l’affaire Mavachou, la youtubeuse avait porté plainte contre X contre les propos calomnieux de certains utilisateurs. Le problème pour la police lors de l’enquête préliminaire est d’identifier les auteurs de ces propos haineux. Or, supprimer l’anonymisation de ces personnes entraînerait une violation du droit au respect de la vie privée et familiale. Pour autant, ces mêmes individus qui « leak » les informations personnelles, dont le nom des enfants de la victime, leur adresse etc, violent ce même droit.
Ainsi, ils se retrouvent dans une situation où ils commettent un abus de droit. En effet, leur droit à la protection de la vie privée et familiale rentre dès lors en conflit avec celui des autres utilisateurs, vidant ainsi de leur substance leur droit, créant ainsi une immunité pour ces individus qui non seulement brandissent le droit au respect de la vie privée et familiale, mais aussi celui de la liberté d’expression.
L'atteinte au secret de l'instruction
X est un réseau social paradoxal qui nous permet d’avoir des informations instantanément et c’est devenu une obligation pour ces utilisateurs de défendre des causes, d’informer le grand public. Pour autant, cette course à l’information entraîne une concurrence entre les utilisateurs et les journalistes qui devient une source de revenu. Cet attrait malsain pour le sensationnel entraîne une violation du secret de l’instruction, tel était le cas dans l’affaire Daval comme le soulève Rebecca Childs dans son article « Que reste-t-il du secret de l’instruction ? » dans l’Observatoire de la justice pénale.
Elle cite notamment M. Jean-Pierre Couffe, sous-directeur de la police judiciaire au sein de la direction générale de la gendarmerie nationale « lors de l’affaire du meurtre d’Alexia Daval, les éléments de l’autopsie ayant fuité dans la presse auraient pu aboutir à ce que le mis en cause, qui jouait à perfection le rôle de victime, n’avoue jamais son acte, au détriment de la vérité judiciaire »
La violation des droits de la défense et les conséquences psychologiques sur les victimes
Les individus visés par les informations ou les propos calomnieux sur les réseaux sociaux ne peuvent se défendre. L’instantanéité des réseaux sociaux fait qu’ils sont coupables quoi qu’ils disent. Tel était le cas, par exemple, de ceux visés par le #balancetonporc ou le #balancetonyoutuber.
Les réseaux sociaux ont dévoilé des noms qui ont ensuite été relayés dans les journaux, parfois mal orthographiés tel était le cas du youtubeur « From Human to God » qui était devenu « Drop Human to God ». Là, commence un cercle vicieux constitué de discours de haine favorisé par des « preuves » qui ne sont pas vérifiées par des experts comme le voudrait une procédure probatoire. La victime qui se retrouve enfermée dans un étau qui échappe à la justice conduira parfois à la réalisation de drames.
Ces trois points successifs mais non moins exhaustifs illustrent que les tribunaux populaires instaurent à nouveau la loi du Talion. Une loi qui s’entend maintenant par l’opinion médiatique, ainsi ceux qui sont coupables le sont à vie et doivent en payer le prix jusqu’à la mort et ceux qui sont considérés comme innocents, bien qu’ayant commis un crime doivent être érigés en héros.
Eva Roy
Image © - Carl Tibbets / Charlie Brooker
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